ARGUMENT : Il y avait un Jeune homme, le Prince Nabeshima de son nom, noble d’allure, aimé de son peuple, fier et sensible, un prince comme on en faisait dans ces temps lointains. Et il était amoureux de O Toyo, célèbre par son esprit autant que par son charme. Et elle, de son corps délicat et de son âme tendre aimait le Prince Nabeshima. Le soir, dans le beau jardin du palais, ils se promenaient en se regardant, heureux de la vie et de leur amour. C’était la saison des glycines … Une nuit, 0 Toyo s’étant retirée dans ses appartements, a grand peine à trouver le sommeil. Un pressentiment de grand danger l’agite et quand enfin elle s’endort, un affreux cauchemar la réveille aussitôt. Elle a rêvé qu’on assassine son bien-aimé. Les yeux grands ouverts, incapable d’appeler à l’aide, elle attend que la force maléfique dont elle sent la présence se manifeste. Il est minuit et soudain, au-dessus d’elle, une main énorme s’ouvre comme un horrible éventail, s’abat sur elle, se ferme sur sa gorge jusqu’à ce que le dernier souffle se soit enfui d’elle. Et la main enlève son cadavre, le fait disparaître et met à la place de la pauvre O Toyo, une créature sortie de la nuit noire de la magie et ressemblant à O Toyo comme une sœur jumelle, mais douée en plus d’un charme démoniaque qui séduit les hommes. Le lendemain, quand le prince la rencontre, il est surpris par la grâce toute féline de ce corps qui l’éblouit, par ces yeux qui brillent d’un éclat étrange ; et il aime plus que jamais le double cruel de la tendre O Toyo… Que de promenades amoureuses parmi les fleurs et les lanternes, sur les ponts gracieux du jardin, que de fêtes à la cour, que de nuits de musique, de danses, d’ivresse !
Mais voici que le prince tombe malade. Les médecins accourent. Ne trouvant pas autre chose, ils diagnostiquent une maladie d(j langueur, mais aucun des traitements n’améliore l’état du prince. Ses forces déclinent, son visage est livide. Des cauchemars terribles hantent son sommeil. On songe alors à l’influence d’un esprit diabolique et l’on place des gardes dans la chambre. Mais, dès la première nuit, ces gardes se sentent envahis d’une torpeur étrange, et, comme si une main puissante était passée sur leur visage, leurs paupières se ferment. Et, chaque. matin, on retrouve le prince plus épuisé encore. La cour s’affole, les prêtres ne cessent de supplier les dieux. Une nuit, dans un rayon de lune, le Premier Bonze aperçoit la silhouette d’un jeune soldat qui s’approche et demande la grâce et l’honneur de veiller au chevet du prince. Il exprime une telle candeur, un tel dévouement sincère, qu’il obtient – ce n’est pas chose facile pour un simple soldat – cette permission. Cependant le jeune soldat n’est pas seulement simple, il sait aussi réfléchir un peu : il a trouvé un moyen de rester éveillé. Il est là, assis sur une natte épaisse, et fait dans son genou une profonde entaille pour que la douleur l’empêche de fermer les yeux. Et à minuit, il voit les portes glisser sur les rainures, sans bruit, et le double de la belle O Toyo, à la démarche feutrée, passe parmi les gardes et s’approche du prince. Ses yeux phosphorescents de chat sauvage transpercent l’obscurité et soudain se posent sur le jeune soldat. Elle se redresse : « Qui êtes-vous ? Pourquoi ne dormez-vous pas comme les autres ? ».
Il lui montre la flaque de sang sur la natte et la profonde blessure du genou. Elle sourit et loue sa vigilance, mais surtout elle lui sourit… Le jeune soldat n’a jamais vu une femme aussi belle lui sourire ainsi. Il est profondément troublé, et l’ensorceleuse le croit soumis à son charme. Elle· se penche sur le prince. Mais le soldat a surmonté son désarroi et se dresse menaçant devant elle. Et elle recule et finalement s’en va.
Le lendemain, le prince se sent reposé pour la première fois après tant de nuits atroces. Tout le monde croit au miracle. Mais le jeune soldat, qui ne dit rien, ne croit pas que le danger soit écarté définitivement. Et en effet, les nuits suivantes les mêmes événements se répètent. Et chaque fois, l’instrument redoutable du maléfice abandonne l’approche de sa victime et tandis que le seigneur reprend rapidement des forces, le pauvre petit soldat, qui perd chaque nuit son sang, par ses blessures, s’affaiblit de plus en plus, au point que la créature démoniaque espère avoir raison bientôt de lui. Et dans la dernière nuit dont nous parle la légende, c’est bien ce qui a failli arriver. La belle, toutes griffes dehors, se rue sur le malheureux, et s’engage la lutte ultime. Mais magnifique par le courage qu’inspirent son dévouement et sa fidélité, le jeune soldat emporte la victoire et précipite l’ennemi dans les profondeurs nocturnes d’où elle est venue et reprise maintenant par l’esprit mauvais qui est, enfin, vaincu.
Nul ne nous dit ce qu’il advint du modeste sauveur du prince. A-t-il été récompensé ? Le Premier Bonze savait pourtant à qui revenait tout le mérite… mais peut-être préféra-t-il donner l’exclusivité à ses prières et fit-il disparaître le héros avec le même rayon de lune qui le lui avait amené…
Et le prince ? Et bien, il fêtait sa guérison avec tout le faste qui convenait à son importance. Et avec, au fond de son cœur insensé, le regret lancinant d’avoir perdu sa maîtresse. Laquelle des deux ? On ne le sait pas au juste…
Adaptation de Katharina RENN.
LA MORT BLANCHE
Distribution
Conte inédit japonais Par le THÉÂTRE DE L'ÉVÉNEMENT Compagnie de Marionnettes |